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Les juristes Stéphane Brabant et Gisèle Dutheuil plaident dans une tribune au « Monde » pour l’utilisation d’un cadastrage numérique afin de sécuriser les transactions foncières.

Et si l’agriculture africaine était enfin à la veille d’un immense bouleversement ? Ce secteur, qui emploie encore plus de 60 % de la population en Afrique, est aujourd’hui caractérisé par sa très faible productivité. L’Afrique est le dernier continent qui n’a pas encore accompli sa « révolution verte », c’est-à-dire un saut de productivité agricole à même de provoquer l’autosuffisance alimentaire et l’émancipation de dizaines, voire de centaines de millions d’agriculteurs pauvres. L’enjeu est de taille car l’enrichissement des campagnes africaines est un prérequis indispensable à tout véritable développement économique.

Si cette révolution n’a pas encore eu lieu en Afrique, c’est parce qu’elle dépend essentiellement du foncier rural, lequel est régi par le droit coutumier pour 60 % des terres rurales du continent. L’absence de formalisation des droits fonciers freine l’investissement dans le secteur agricole. Les échanges, ventes ou locations, plus ou moins informelles, sont hasardeux. Les escroqueries sont légion et trop de terres sont rachetées à vil prix dans des conditions opaques. Manque de volonté politique, coût rédhibitoire, procédures administratives interminables et complexes, conflit entre droit coutumier et droit positif, la liste des raisons qui entravent la formalisation des droits fonciers ruraux est longue…

Pourtant, dans ce domaine comme dans tant d’autres, l’Afrique pourrait bénéficier des innovations technologiques les plus récentes. Déjà, un simple GPS permet d’enregistrer les connaissances traditionnelles des délimitations de terres familiales. A partir de ces données, des cartes des villages peuvent être créées localement avec un logiciel de cartographie gratuit. Ensuite, un simple smartphone équipé d’une application scanner permet un archivage numérique de ces données foncières sur un espace de stockage gratuit dans le cloud.

Mais cela n’est pas suffisant. En effet, quand on parle de la sécurité de l’investissement agricole en Afrique, on évoque souvent le seul titre foncier. Cela peut être vrai dans le cas des nouveaux investisseurs étrangers mais, de façon plus générale, c’est faire fi du contexte, car la grande majorité des « agri-entrepreneurs » sont africains et « locataires » ou « occupants de bonne foi », et non des propriétaires dans le sens classiquement entendu de titulaires de titres fonciers. Il faut donc s’intéresser aussi et surtout à la contractualisation si l’on souhaite sécuriser les investissements des agriculteurs africains.

Au-delà des outils « classiques » de sauvegarde des données évoqués, la technologie de la blockchain est d’un apport considérable pour assurer une plus grande crédibilité des transactions foncières, puisqu’elle permet un archivage sécurisé et une parfaite traçabilité de toutes les modifications d’un document archivé dans la chaîne. L’objectif est de sécuriser des attestations de propriété coutumières et des contrats de location passés sur les terres rurales.

Une telle base de sécurisation des transactions avec la blockchain est de nature à favoriser l’investissement et la confiance des banques. C’est d’ailleurs la solution que le Rwanda a choisie pour archiver ses données cadastrales au niveau national. Au Ghana, où l’accès au titre foncier est coûteux et complexe, l’initiative Bitland permet à des propriétaires d’enregistrer leurs parcelles dans un registre sauvegardé et sécurisé par la blockchain. Cette technologie peut aider le continent à avancer plus sereinement dans sa longue période de transition entre droit coutumier et droit moderne.

Insuffisances administratives

Subsiste néanmoins une question : comment s’assurer de la fiabilité des informations qui seront archivées dans la chaîne ? Nous croyons que la blockchain est particulièrement adaptée au contexte africain, car elle promet de pallier des insuffisances administratives qui ont jusque-là aggravé le problème. La blockchain est un outil bottom-up (du bas vers le haut) de sécurisation qui pourra servir à clarifier les droits de chacun, à alimenter les tribunaux traditionnels et l’administration dans le cadre de la gestion des conflits fonciers, et à protéger de l’accaparement des terres. Certes, le rôle des notaires dans le domaine foncier demeure une source évidente de sécurité, essentiellement à l’occasion des transferts de propriété. Cependant, les données foncières de base archivées dans la chaîne pourraient grandement faciliter leur travail.

De plus, notons que les 40 % de terres rurales actuellement cadastrées en Afrique ont été immatriculées sur la base des connaissances traditionnelles des délimitations des terres que détiennent les chefs traditionnels, véritables cadastres vivants. C’est cette même connaissance qui peut être enregistrée et sécurisée par la technologie blockchain. Sur les 60 % de terres rurales restantes, sachant que les procédures d’immatriculation administratives sont trop coûteuses pour la plupart des agriculteurs africains, le choix se situe bien souvent entre blockchain ou rien.

Les agendas pour l’Afrique à horizon 2030 ou 2063 [adoptés par l’ONU et l’Union africaine] placent l’agriculture comme socle d’un progrès inclusif et durable. Alors que le continent dépense chaque année plusieurs dizaines de milliards de dollars dans l’importation de denrées alimentaires, il est essentiel de se poser la question de la sécurisation de l’accès à la terre. Aujourd’hui, il nous paraît clair que les nouvelles technologies peuvent faire sauter l’un des verrous de la révolution verte africaine.

Stéphane Brabant (Avocat associé et coresponsable du groupe Afrique au cabinet Herbert Smith Freehills) et Gisèle Dutheuil (Directrice du think tank Audace Institut Afrique).


Publié dans Le Monde le 12 octobre 2018

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